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HistoireAllemagne

La vaccination dans les colonies

La rédaction francophone
21 mars 2024

La médecine occidentale a sauvé des millions de vies. Mais aux premières heures du colonialisme, de nombreux vaccins ou médicaments dangereux ont été testés sur des patients africains sans leur consentement.

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Robert Koch penché sur son microscope en Afrique du Sud (photo ßprise en 1896)
Le laboratoire de Robert Koch était installé à Kimberley, en Afrique du SudImage : ADN/dpa/picture-alliance

Cet article s'inscrit dans la série "Dans l'ombre de la colonisation allemande" proposée par DW Afrique.

En dix épisodes, un podcast vous accompagne tout au long de l'histoire sombre des colonies allemandes en Afrique, de la fin du XIXè siècle à 1918.

La médecine occidentale a sauvé des millions de vies. Mais aux premières heures du colonialisme, de nombreux vaccins ou médicaments dangereux ont été testés sur des patients africains sans leur consentement.

Ce traumatisme est passé sous silence. Mais les descendants de ceux qui ont souffert de ces pratiques ne les ont pas oubliées.   
 
Vous vous rappelez peut-être de l’incrédulité des observateurs occidentaux face au rythme particulièrement lent des vaccinations en Afrique, pendant la pandémie de la Covid-19 ?
 
Eh bien, l’histoire peut nous donner des pistes pour comprendre ce phénomène. 

Dans l‘ombre de la colonisation allemande - Podcast. Ep.08

Les maladies "exotiques"

Les années 1870 et 1880 ont été marquées par un regain d'intérêt pour la recherche en médecine tropicale. Au même moment, les nations européennes se bousculent pour le contrôle de l'Afrique.

Les colonialistes savent qu'une présence physique est nécessaire pour asseoir leur domination. Et pour cela, ils doivent s'adapter aux conditions de vie du continent, en particulier à l'intérieur des terres. Ce qui, à l'époque, était loin d'être acquis.

Une "fièvre" décime les Blancs dans les colonies naissantes du Cameroun et du Togo. Très peu de colons parviennent à survivre au-delà du littoral. La maladie est un facteur si important qu'elle a même, dans une certaine mesure, dicté la politique coloniale allemande.
 "Au XIXe siècle, l'Afrique, et plus particulièrement l'Afrique de l'Est, est connue comme le tombeau des hommes blancs. Ils souffrent des rigueurs du climat, mais aussi des maladies", explique Philemon Mtoi, analyste spécialisé dans l'histoire de la santé en Afrique de l'Est.

Le cherche poursuit : "Avant l'arrivée des Allemands en Afrique de l'Est, en particulier en Tanzanie, les populations locales avaient créé un environnement favorable à l'équilibre écologique, pour gérer les maladies elle-même. Ils savent comment les détecter; ils savent comment les atténuer.  Par ailleurs, ils préservent la structure écologique, ce qui permet d'éviter la propagation de la maladie. Les Allemands, eux, utilisent la technologie et détruisent les forêts. Des maladies très graves, comme la maladie du sommeil et la peste bubonique, se sont propagées."

L'entrée monumentale de l'Institut Robert Koch à Berlin (photo de 2011)
Robert Koch a donné son nom à un grand institut médical allemandImage : Tobias Kleinschmidt/dpa/picture alliance

Les maladies européennes

L’arrivée des Européens en Afrique a aussi entraîné la circulation de nouvelles maladies, auxquelles les populations locales n’avaient jamais été exposées. Bien sûr, des maladies tropicales comme le paludisme circulaient déjà. Mais peu d'Africains étaient immunisés contre des maladies courantes en Europe, comme la variole.

Lorsqu'il s'agissait de traiter ces fléaux, les médecins européens étaient curieux de savoir comment allaient fonctionner les nouveaux médicaments. Comment les patients allaient-ils s'en sortir ? Ça, ça les intéressait moins. En revanche, les autorités cherchaient à minimiser les pertes subies parmi la main-d'œuvre coloniale.

Dès les années 1880, des vaccins efficaces contre la variole étaient disponibles en Europe. En fait, en 1874, l'Empire allemand avait même mis en place une campagne de vaccination obligatoire contre cette maladie.

Vaccinations forcées

Mais dans les colonies, les médecins coloniaux administraient des vaccins périmés, inefficaces. Ils ne s'intéressent pas à la médecine traditionnelle locale et ses remèdes. Les habitants sont vaccinés par la force.

L'analyste Toyem Fogang décrit comment les médecins coloniaux allemands ont réagi à l'épidémie de variole qui s'est déclarée au Togo au début des années 1900 :
"La vaccination est la première méthode employée pour lutter contre les maladies. Il en existe d'autres. Les guérisseurs traditionnels ou les soignants refusaient ces vaccinations en disant que c'était mauvais pour leur culture. Ils ne l'acceptaient pas. Mais les forces de l'ordre mettaient tout en œuvre pour faire respecter les campagnes de vaccination."

Crise de confiance durable

Et malgré une campagne de vaccination musclée, dans la seule région où se situe Lomé, des villages entiers sont emportés par la variole. En 1911, les médecins coloniaux freinent la campagne et lancent une étude. Ils modifient leur processus de vaccination et la menace de la variole recule dès 1914. Mais le mal était fait. La confiance dans la médecine occidentale est brisée. Ce qui a créé un tout autre problème, selon Toyem Fogang :

"Les maîtres coloniaux ont profité de la maladie, ou de la menace de la maladie. En affirmant posséder le remède, ils ont pu installer un certain discours, en l'occurrence : "D'accord, nous sommes des maîtres coloniaux. Nous vous demandons de travailler dans les plantations, mais nous avons aussi un remède pour vous guérir de la maladie.""

Photo prise lors de l'expédition de Robert Koch pour étudier la maladie du sommeil en Afrique de l'est (photo de 1905-1906)
Photo prise lors de l'expédition de Robert Koch pour étudier la maladie du sommeil en Afrique de l'est (photo de 1905-1906)Image : akg-images/picture alliance

Robert Koch

La médecine coloniale n'était pas réservée aux sadiques ou aux rebuts de la communauté médicale. Robert Koch, le plus grand nom de la médecine allemande de l'époque, s’y intéressait de près.

Robert Koch était un scientifique respecté, à juste titre. Il avait fait des découvertes cruciales dans la lutte contre des maladies mortelles comme la tuberculose, l'anthrax et le choléra. On le connaissait déjà comme le père de la microbiologie.

Au cours du siècle suivant, les avancées médicales fondées sur ses recherches ont permis de sauver des millions de personnes dans le monde. Mais dans les colonies, les contributions de Koch ont une facette beaucoup plus sombre. 
 
En 1906, en Afrique de l'Est, une terrible maladie sévit dans la région des Grands Lacs : la maladie du sommeil. Elle affecte aussi bien le bétail que les humains, sans discriminer entre les populations locales et les officiers coloniaux.

On sait déjà que la maladie est transmise par la mouche tsé-tsé, mais personne ne sait comment l'arrêter. Plus de 250 000 personnes décèdent des suites de cette maladie au début du siècle. La plupart des familles de la région sont touchées.

Des Africains "silencieux"? Vraiment?

La Grande-Bretagne et l'Allemagne s'inquiètent de la pénurie de main-d'œuvre qui menace les projets d'infrastructure à grande échelle. Et elles se demandent qui va acheter leurs produits si la mortalité augmente à ce point. Elles envisagent donc une coopération.
Or c'est précisément cette initiative, en plus du rejet de la médecine traditionnelle africaine, qui ont provoqué l'augmentation du nombre de décès, selon Philemon Mtoi.

"Notre système de santé traditionnel était lié au mode de vie de la population, explique-t-il. Dans chaque famille, il y avait quelqu'un capable de soigner. La protection de la forêt freinaient aussi la dissémination des maladies. Par exemple, si on touche aux cours d'eau, on peut provoquer le choléra et d'autres maladies. Il y avait donc des zones où on ne pouvait pas aller. Ces zones étaient sacrées. Il faut que les gens découvrent ces histoires. Ils pensent que les Africains ne savent rien. Ils pensent : "Les Africains étaient silencieux." Non, ils n'étaient pas silencieux. Ils étaient les acteurs de leur vie et de leur destin."

Les injections du Dr. Koch

Le médecin Robert Koch, lauréat du prix Nobel, paraît tout indiqué pour cette mission. Ses travaux en médecine tropicale ont fait de lui une légende. L'Allemagne mise sur cet homme pour trouver un traitement.... et sauver les colonies d'Afrique de l'Est, dans la région des Grands Lacs.
Robert Koch a pratiquement carte blanche pour mener à bien sa mission. Les intérêts financiers, scientifiques et impériaux de l’Allemagne sont en jeu. La suite est à peine croyable.

Le savant dispose d'une sélection de médicaments fournis par un certain nombre de sociétés pharmaceutiques. Dans le meilleur des cas, ils ont été testés sur des animaux, dans des laboratoires européens. Mais tous ne l’ont pas été. 

Robert Koch s’installe sur les îles Sese, au bord du lac Victoria, où de nombreux cas sont enregistrés. Mais il a besoin de plus de malades. Il les fait venir en masse. On soupçonne que nombre d'entre eux ont été emmenés de force, pour vivre dans un camp, dans des conditions difficiles.

Robert Koch décide alors d'injecter aux patients un médicament contenant de l'arsenic, appelé Atoxyl. Comme la dose initiale paraît insuffisante, le m´decin l’augmente. Avec un résultat désastreux : les patients souffrent de douleurs intenses, de cécité - et une personne sur dix décède. 

Des expériences déshumanisantes à bannir

Pour la professeure Manuela Bauche, de l’Université Libre de Berlin, le travail de Robert Koch n’est pas complètement discrédité pour autant :

"Il est clair que ces expériences étaient déshumanisantes et qu'elles dépassaient les limites. Mais ce serait trop facile de les qualifier de "mauvaise science". Cette science était extrêmement respectée à l'époque. C'était l'élite de la médecine. Ce que faisaient Robert Koch et consorts était pratiqué par les médecins du monde entier. Il s'agit d'un débat politique, pas d'un débat sur la bonne ou la mauvaise science. À un moment donné, la société doit dire : "Nous ne voulons pas de ce genre de science"."

On aurait pu penser que Koch s'arrêterait là. Mais il ne l'a pas fait. Or, il disposait de toute une panoplie de médicaments qu'il avait testés sur des patients infectés par la maladie du sommeil...

Même après son retour en Allemagne en 1907, Robert Koch continue de recommander l'Atoxyl pour traiter la maladie du sommeil. Les autorités coloniales suivent son conseil. Elles établissent d'autres camps en Afrique de l'Est, au Cameroun et au Togo. 

Deux mouches tse-tse sur une peau blanche
La mouche tse-tse, qui transmet la maladie du sommeilImage : Bruce Coleman/Photoshot/picture alliance

Des camps mis en place dans les colonies

Le mot "camps", employé à cette époque, n'est pas anodin. Robert Koch a été témoin des camps de concentration mis en place par l'armée britannique en Afrique du Sud. Il a préconisé leur utilisation pour limiter la circulation des maladies et isoler les malades de leur famille - et s'il n'y a pas de traitement, maintenir les malades sous isolement jusqu'à leur mort. Koch préconise la même approche en Afrique de l'Est pour tester les nouveaux médicaments sur les malades.
 
C'est ce qu'on appelle l'expérimentation humaine, qui n'était pas autorisée en Europe. Mais la politique coloniale raciste considère que les Africains peuvent être sacrifiés. Les expériences continuent, au nom de la science.Philemon Mtoi.

"Les campagnes de vaccination menées dans les colonies allemandes et britanniques ont laissé des séquelles dans la plupart des foyers tanzaniens. Des personnes âgées le racontent : "J'ai un parent qui a été vacciné à cette époque et il est mort"."

Finalement, en 1916, un médicament contre la maladie du sommeil, le Bayer 205 ou Germanin, est mis sur le marché.

En 1921, l'ancien assistant de Koch, Friedrich Karl Kleine, teste le médicament sur des habitants du nord de la Rhodésie, l'actuelle Zambie. Le nouveau médicament permet d'obtenir un taux de guérison de près de 100 %. L'Atoxyl est mis de côté. 

Le reflet d'une époque

Les expériences de Koch sur les îles Sese sont loin d'être une anomalie à l'époque coloniale. Le bien-être des patients n'était pas une priorité. Il s'agissait plutôt d'évaluer l'efficacité de certains médicaments, et les Africains se sont avérés être des sujets d'expérimentation qui pouvaient être sacrifiés.

La clé, pour la professeure Manuela Bauche, c'est que Koch a agi à une époque d'inégalités flagrantes.
"Il est vrai que les gens disent "Oui, mais Robert Koch était simplement un produit de son époque", ce qui, bien sûr, ne l'exonère pas du tout de sa responsabilité. Mais cela mérite d'être pris en compte. En effet, cela nous amène à nous pencher sur le contexte historique des travaux scientifiques, en tenant compte de la dynamique des inégalités de pouvoir en jeu. Robert Koch a profité des inégalités de pouvoir causées par le colonialisme, entre autres, lorsqu'il a mené des expériences en Afrique de l'Est sur des patients endormis et qu'il a exploité les inégalités de pouvoir."

Les médicaments développés par les puissances coloniales ont sauvé d'innombrables vies en Afrique. Mais les traumatismes liés à l'expérimentation humaine ont brisé toute confiance dans la médecine occidentale. Il faut en tenir compte pour changer la perception autour des vaccins.